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La cour, en forme de trapèze, est entourée de hauts murs, sauf sur un de ses côtés étroits qu’occupe une double grille de fer peinte en blanc mais dont les charnières sont rouillées. Les murs sont de taille et de matériau disparates. La cour est semée de gravillons qui crissent sous les pas de l’enfant. Au-delà de la grille, c’est une allée de tarmac que borde à droite le long pignon aveugle, dalles coulées d’un bloc, d’un hangar gris ; à gauche, une enfilade de niches obliques fermées par des portes coulissantes en tôle, garages pour automobiles de pauvres. Au bout de l’allée, lui étant perpendiculaire, une rue étranglée à l’ombre des bâtiments fades de la cartonnerie.

 

De la table où l’homme écrit, on ne voit pas la rue.

 

Parfois, très rarement, une petite fille s’avance dans la cour et danse avec lenteur sur une musique connue d’elle seule. Elle est gracieuse, et tourne sur elle-même portée par ses jambes minces, entraînée par une douce rondeur des gestes. L’homme a moins froid, lui semble-t-il, mais l’enfant disparaît trop vite, avant qu’il ait eu le temps de retenir en sa mémoire brumeuse les figures simples et étranges de la danse. L’homme a rêvé, peut-être.

 

D’autres jours, fort espacés, c’est un petit garçon blond armé d’un tomahawk. L’homme sait peu de chose. Le petit garçon se prénomme Johann. Au début, lorsque l’homme ouvrait encore la porte qui donne sur une terrasse sale surplombant la cour, le petit garçon venait parfois frapper avec timidité à la vitre, et l’homme lui ouvrait. Il le faisait asseoir et dessiner à cette table où il écrit. Il trouvait dans le placard quelques biscuits qui s’émiettaient, et les offrait à l’enfant. Les dessins représentaient une maison, un soleil, ou un bonhomme portant un chapeau, dépourvu de cou, mais aux mains fournies de doigts nombreux. C’est qui ? demandait l’homme. Toi, répondait l’enfant. Mais je n’ai pas de chapeau, remarquait l’homme. Tu as un chapeau, disait l’enfant, on ne le voit pas mais on le voit sur mon dessin ; on ne sait pas tout. L’homme disait que c’est vrai, on ne sait pas tout. Le soleil non plus, on ne le voit pas, mais il est là, sur le dessin. L’enfant se levait et promettait : demain, je reviendrai. Il ne revenait pas toujours. Peu à peu, l’homme cessa d’ouvrir le volet de fer qui masque la porte. Il n’y avait plus de biscuits dans le placard.

 

Le petit garçon blond traverse la cour. Il pousse un cri d’Indien, rit tout seul, et se met à courir vers la rue. L’homme le perd de vue. Un avion gronde quelque part dans le ciel une menace, à moins que ce soit une vague promesse de futur. La porte grillagée de la cour claque et l’homme sursaute. Il regarde le ciel : le morceau de ciel, car il ne peut l’embrasser du regard tout entier. Il regarde le ciel qui est lourd et d’un gris violacé d’hématome, bombé comme un ventre roué de coups.

 

L’homme, qui s’était levé, quitte la fenêtre et se rassied à la table unique du logement, planche posée sur deux tréteaux, supportant un cendrier qui déborde de mégots refroidis, un verre à pied sur lequel on peut lire le mot « Marnissimo » (que signifie-t-il ? quel apéritif disparu ?), deux ou trois paquets de cigarettes entamés, du papier griffonné, un cure-dents, une bouteille presque vide, quelques bouchons de liège encore tachés de vinasse. Reliefs de littérature populiste.

 

L’homme n’attend personne, il attend cependant. Il voudrait parler de cette attente si longue dans le silence, et dire une absence qu’il éprouve (est-ce la sienne ?). Il pense que la vie est une somme d’absences multipliées par elles-mêmes à l’infini. Cela n’est pas original. Il en convient. Il sait, ou croit savoir. Savoir ce qu’il sait est mutile. Il aligne des mots. Il faudrait écrire la faim et la pluie. Le mot « faim » est illisible. L’homme fume et remplit son verre. Marnissimo. Il boit. Tant que je bois, dit-il. Il hausse les épaules. Le regard fixe qu’il a. L’arbre aux feuilles rouges. Ses plus hautes branches dépassent le plus haut mur, l’homme en se retournant à demi peut les voir se balancer. Pas rouges : d’une nuance précise, tête morte violette. Il murmure : tête morte violette, inlassablement, tête morte violette. La tête morte violette de l’arbre au centre du désert. La tête morte violette de dieu dans le silence éternel des espaces infinis. La tête morte violette du napalm.

 

Les instants glissent vers une confusion dont il ne cherche plus à pénétrer le mystère. L’absence de mystère. Le mystère, même absent de l’absence. La faim, seule, fait ciller les paupières. La faim qui, elle aussi, s’absente. Rien. Le mot « faim » reste écrit sur la page. Une léthargie très douce, déjà. Tout à l’heure, j’aurai mal. Je suis encore libre, encore vivant. Malgré la confusion, je crois deviner cela. Il suffit de si peu de chose. L’homme tend la main vers la bouteille. Il boit à petits coups, cherchant à bien humecter ses lèvres. La faim s’est endormie. Juste ce mince filet de douleur, au bas du ventre, sinuant avec douceur, serpent familier. L’homme ouvre les yeux, se remet à écrire. Se retrouve traçant des signes que son regard trouble enregistre à peine. L’homme s’appelle Vincent. Je m’appelle Vincent.

 

Il commence à pleuvoir.